Depuis la fondation de sa manufacture en 1941, Ludger Dionne éprouvait de terribles problèmes de main-d'oeuvre. La pénurie de jeunes travailleuses compromettait la marche normale de l'industrie. En 1947, il eut l'idée de se rendre en Europe pour embaucher des sans-foyers dont regorgeaient alors les camps de réfugiés. Il fit son choix à Francfort en Allemagne, avec l'aide d'organisations humanitaires. L'avant-garde d'un groupe de 100 jeunes ouvrières arriva à Saint-Georges le 29 mai 1947. Celles-ci avaient fait le voyage en avion jusqu'à Bangor, Maine, et en autobus jusqu'en Beauce. Après quelques jours, les autres arrivèrent en deux groupes additionnels à Dorval, le 30 mai et le 1er juin. Toutes les jeunes immigrées furent d'abord hébergées au Foyer (du Bon-Pasteur) que M. Dionne avait fait construire en 1945 pour loger les ouvrières de sa manufacture. Même si on parle de Polonaises, en réalité 93 étaient de cette origine, les autres étant Hongroises, Lituaniennes et Ukrainiennes. La population locale fit un excellent accueil à ces nouvelles concitoyennes qui étaient des personnes très bien éduquées. Plusieurs d'entre elles étaient polyglottes, mais seulement deux pouvaient s'exprimer en français et une dizaine en anglais. Il était convenu que ces dames travailleraient à la Dionne Spinning Mills pendant une période minimale de deux ans. Celles qui voudraient quitter plus tôt devraient rembourser M. Dionne des frais de transport et de séjour. Mais à peine 15 jours après leur arrivée, une des réfugiées demanda la permission de quitter notre ville pour l'Ontario. Même si M. Dionne avait le droit de refuser, il lui laissa la voie libre et la jeune fille s'en alla. La suite des événements prouva que M. Dionne ne profita jamais des clauses de ce contrat. Chaque fois qu'une Polonaise manifestait le désir d'aller vivre ailleurs, il la libérait de ses engagements sans lui demander un sou. Durant les mois suivants, des dizaines d'autres Polonaises imitèrent leurs compagnes, émigrant vers Montréal, l'Ontario ou l'Ouest canadien. Dès le 31 janvier 1949, il n'y en avait plus que huit. En 1967, 20 ans après cette invasion pacifique, il ne restait plus à Saint-Georges que trois Polonaises, et une seule d'entre elles travaillait encore à la Dionne Spinning Mills, soit Mlle Stéphania Zacharska.
Même s'il fut très spectaculaire, l'épisode des «100 Polonaises» s'avéra désastreux pour la Dionne Spinning Mills et pour Ludger Dionne personnellement. Celui-ci croyait bien faire mais l'expérience tourna autrement. Cette affaire fit couler beaucoup d'encre et de salive à la grandeur du pays et même aux États-Unis. M. Dionne était alors député de Beauce à Ottawa et il fut l'objet de fausses rumeurs et de maints reproches totalement injustifiés concernant son attitude envers les Polonaises. Ce genre de publicité est rarement profitable à un homme politique; aux élections de 1949, l'affaire des Polonaises contribua sans doute à la perte de son siège de député. Consolation pour lui, celle d'avoir arraché à leur misère ces jeunes filles déportées par la guerre, qui ont pu, grâce à lui, venir refaire leur vie dans un pays libre et pacifique.
Photos 1 et 2 du fonds Claude Loubier. Photo 3 de Louise Bérubé et Paulin Poirier.
Photo 4 du fonds Ghislaine Baillargeon (Zdzislawa Solecka). Texte et recherches de Pierre Morin.
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