Un rapport met en lumière le rôle de Canadiens dans la désinformation russe
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — Des influenceurs de Tenet Media, qui seraient financés par la Russie, sèment la méfiance et la division au sein de la société canadienne, selon une enquête qui met en lumière des vulnérabilités dans l'écosystème de l'information au pays.
L’enquête publiée lundi matin par le Réseau canadien de recherche sur les médias numériques (RCRMN) montre comment des influenceurs accusés d’être financés par la Russie propagent sur les réseaux sociaux de la propagande contre des politiques, des institutions et des personnalités canadiennes.
L’enquête met également en lumière le rôle d’influenceurs canadiens qui partagent, ou adaptent à leur auditoire, le contenu de Tenet Media. Leurs publications amplifient les messages négatifs à l'égard des politiques publiques et des personnalités politiques canadiennes.
Des milliers de balados analysés
Les chercheurs du RCRMN ont analysé, en utilisant notamment l’intelligence artificielle, le contenu de milliers d’épisodes de balados, diffusés depuis 2020, par les six influenceurs recrutés par Tenet Media, une organisation fondée par deux Canadiens et qui aurait été financée par la Russie.
Ces influenceurs sont les Américains Benny Johnson, Dave Rubin, Tim Pool, Matt Christiansen, Tayler Hansen et la Canadienne Lauren Southern.
«Encore aujourd'hui, on voit chaque jour les influenceurs américains de Tenet Media parler du Canada et c’est presque tout le temps dans un contexte négatif, et ils parlent d’enjeux comme l’aide médicale à mourir, le soutien aux personnes qui ont des dépendances aux drogues, les transgenres ou encore l’immigration», a expliqué Aengus Bridgman, directeur de l'Observatoire de l'écosystème des médias.
Même s’ils discutent des politiques canadiennes, a-t-il ajouté, les personnalités de Tenet Media «ne connaissent presque rien sur le Canada et ce sont tout le temps des conversations très superficielles, et visiblement ils ne comprennent pas le contexte, mais ils utilisent le Canada comme un "cautionary tale"», pour avertir leur audience du danger que représentent les politiques du gouvernement canadien.
De nombreux internautes consomment le contenu de ces influenceurs, selon le rapport qui indique qu'un quart des Canadiens sont capables d'identifier au moins un influenceur de Tenet Media à partir de leur photo.
«La Russie a identifié avec précision les voix pro-russes et celles qui sèment ouvertement la discorde à l'Ouest et les a dotées de ressources financières supplémentaires», souligne le rapport publié lundi.
En septembre 2024, le département américain de la justice a inculpé deux ressortissants russes pour avoir prétendument payé Tenet Media 10 millions $ afin qu’il recrute ces six personnalités pour amplifier la propagande russe aux États-Unis particulièrement, mais aussi en Occident.
On peut également lire dans le rapport du RCRMN que, par le biais de leurs balados et de leurs publications, les influenceurs de Tenet Media «sèment régulièrement la méfiance à l'égard de la démocratie, des politiques publiques et des dirigeants politiques canadiens» et occidentaux.
Le premier ministre Justin Trudeau, la Gendarmerie royale du Canada, la CBC sont cités dans l’enquête du RCRMN comme faisant partie des sujets de prédilection des influenceurs de Tenet Media.
Des centaines de «bridges influencers»
Les publications sur les réseaux sociaux d’environ 4000 comptes canadiens ont aussi été analysées par les chercheurs.
De ce nombre, quelques centaines ont été identifiés comme étant des «bridges influencers», c'est-à-dire des personnalités proches de Tenet Media.
Les «bridges influencers» sont des personnalités qui «vont reprendre les messages de Tenet Media et vont les modifier» pour les «adapter à un auditoire canadien», a expliqué Aengus Bridgman, en précisant qu’ils ont souvent des dizaines de milliers, et même des centaines de milliers d’abonnés.
Par exemple, lorsque les influenceurs américains de Tenet Media, «Benny Johnson, Dave Rubin, Tim Pool, Matt Christiansen ou Tayler Hansen partagent une histoire sur l’immigration», les «bridges influencers» canadiens récupèrent et adaptent l’histoire, en «moins de 24 heures», pour en faire des récits «très critiques du gouvernement fédéral et de ses politiques».
«C’est très clair, les Russes ont identifié un groupe de personnes très critiques des institutions» et «ils ont décidé de les financer pour qu’ils continuent à propager des messages pro-russes» et «c’est une vraie communauté qui produit beaucoup de textes et beaucoup de balados», a expliqué Aengus Bridgman, également professeur adjoint à l’École Max Bell de politique publique de l’Université McGill.
L’identité de certains «bridges influencers» figure dans le rapport et même si Aengus Bridgman ne s'oppose pas à l'idée de publier leurs noms, il ne voit pas d’intérêt à les identifier publiquement.
«Ils sont très antagonistes, surtout envers les chercheurs, les académiciens», et notre but n’est pas «d’aller en guerre contre chacun de ces individus», mais plutôt de mettre en lumière ce phénomène d’une «communauté qui a été exploitée par les Russes».
Un des «bridges inluencers», selon le Réseau canadien de recherche sur les médias numériques, est un professeur d'une université montréalaise qui participe régulièrement à un balado animé par l'un des six influenceurs qui seraient financés par les Russes.
Sa dernière participation au balado en question était d'ailleurs pas plus tard que vendredi dernier.
Une influenceuse québécoise, qui se décrit comme une journaliste, fait également partie du lot, selon le rapport du RCRMN.
Pour illustrer comment cette Québécoise se fait l’écho de Tenet Media, Aengus Bridgman a montré à La Presse Canadienne certains messages republiés sur le réseau social X.
Par exemple, le 22 janvier, Benny Johnson, de Tenet Media, a publié une vidéo dans laquelle on annonce que le commentateur conservateur Tucker Carlson sera en visite à Calgary pour «libérer le Canada».
L'influenceuse a republié le message de Benny Johnson 17 minutes plus tard.
Le même jour, Benny Jonhson a publié une vidéo de Tucker Carlson devant des spectateurs à Calgary.
On peut y avoir le commentateur américain lancer à la foule que le premier ministre canadien «n’est pas sorti du placard».
Le contenu est republié 40 minutes plus tard par l’influenceuse.
«Ce n’est pas que tout ce que ces gens disent est problématique, mais il y a une raison pourquoi les Russes ont identifié cette communauté» et qu'ils se sont dits «on va leur donner des ressources pour qu’ils continuent leur bon travail», a commenté Aengus Bridgman.
Il est important de noter que les «bridges influencers», contrairement aux personnalités de Tenet Media, ne sont pas accusés d’être financés par les Russes.
«Ils sont un peu des victimes de cette campagne russe, alors ils devraient être fâchés», mais «on ne sent pas qu’ils le sont et on ne constate pas cette réflexion sur le sujet de leur part», selon M. Bridgman.
Les «bridges influencers» devraient «peut-être se demander pour quelle raison ils partagent des messages qui sont cohérents avec le message d’un pays étranger qui cherche à manipuler les gens», a-t-il ajouté.
L’enquête est le fruit d'une collaboration entre DisinfoWatch, l'Université Carleton, le laboratoire de recherche PolCommTech de l'Université d'Ottawa, le Network Dynamics Lab de l’Université McGill, l'Observatoire de l'écosystème médiatique de l'Université McGill et de l'Université de Toronto.
Le rapport souligne également que «l'écosystème canadien de l'information est particulièrement vulnérable aux dynamiques et à l'influence provenant des États-Unis» et que les influenceurs en ligne, à l'intérieur et à l'extérieur des frontières, «deviennent de plus en plus des acteurs politiques importants qui peuvent tirer parti de leurs plateformes pour diffuser de la désinformation et façonner le discours public».
Toujours selon le document publié lundi, rien ne montre que Tenet Media, qui a été fondé par la Canadienne Lauren Chen et Liam Donovan, ait directement influencé des politiciens canadiens.
Stéphane Blais, La Presse Canadienne