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Tarifs: des experts estiment qu'Ottawa aurait pu tenir tête à Donald Trump

durée 16h28
18 décembre 2024
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

6 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

MONTRÉAL — Le Canada aurait pu tenir tête plus fermement à Donald Trump, dont la menace d’imposer des tarifs de 25 % sur tous les produits canadiens a amené le gouvernement Trudeau à annoncer des investissements majeurs pour renforcer sa frontière, selon des experts interrogés par La Presse Canadienne.

Le simple fait d’exiger du Canada de renforcer la frontière pour freiner l’entrée aux États-Unis de migrants et de drogues «ce n'est pas normal, ce n'est pas la norme, c'est même, sur le plan juridique très contestable», affirme Charles-Philippe David, président de l’Observatoire sur les États-Unis.

«C'est de donner à Donald Trump l'impression de gagner», note le fondateur de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM. «Donald Trump ne considère que les jeux à somme nulle dans ses interactions, ses transactions avec les individus, les entreprises, les États, le monde entier. Alors on n'y échappe pas, même si on est des voisins qui devraient avoir un petit peu plus de considération que ça, il perçoit notre relation comme un jeu à somme nulle.»

Pierre Martin, politologue et spécialiste de la politique américaine à l’Université de Montréal, utilise presque les mêmes mots: «C'est une façon pour lui de dire qu’il a gagné, que le Canada a réagi et il va se déclarer vainqueur et donc se péter les bretelles en disant que sa politique maximaliste a rapporté quelque chose, qu’il n'avait qu'à faire des demandes et le Canada a immédiatement sauté au garde à vous pour répondre à ses demandes.»

La responsabilité du Canada

M. Martin apporte toutefois une nuance: il est bel et bien légitime pour un État de demander à un État voisin de contrôler ses frontières. «Il y a une certaine dimension de ce qui est demandé qui effectivement peut être sous la juridiction du Canada. Les migrants pourraient, selon la perception de M. Trump, facilement entrer au Canada dans le but d'entrer aux États-Unis parce que la frontière canado-américaine est relativement poreuse. Les migrants qui entrent au Canada sans trop de difficultés pourraient donc être une source de migrants potentiels vers les États-Unis. La demande, si on veut, c'est de renforcer les contrôles de façon à éviter cette voie de migration vers les États-Unis.»

Et si Christian Deblock, chercheur au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation du l’UQAM, qualifie d’«inhabituelle» la demande américaine, il rappelle à son tour qu’à une frontière, «il ne faut quand même pas perdre de vue qu’il y a deux pays qui sont égaux en droit et donc chaque partenaire, chacun des deux pays, est supposé de voir à ce que la sécurité à la frontière soit respectée».

Le Canada et les États-Unis sont d’ailleurs liés par une entente non écrite connue sous le nom de Serment de Kingston, basée sur les déclarations en 1938 du président Franklin Delano Roosevelt et du premier ministre William Lyon Mackenzie King, en vertu desquelles le Canada bénéficie, s’il est menacé, de la protection des États-Unis et assure, en échange, une protection contre les menaces qui pourraient être dirigées contre les États-Unis à partir de son propre territoire.

Cependant, le plan canadien de renforcement de la sécurité frontalière annoncé mardi, qui s’élève à 1,3 milliard $ sur six ans, comprend des investissements majeurs pour la surveillance de la frontière terrestre, par laquelle n’entrent au Canada ni migrants ni drogue destinés aux États-Unis. Les migrants qui entrent illégalement aux États-Unis arrivent au Canada en avion et les drogues, surtout par bateau. L’ajout d’hélicoptères et de drones pour la surveillance de la frontière terrestre, par exemple, vient donc surtout soutenir les services frontaliers américains.

Aplaventrisme

Charles-Philippe David ne mâche pas ses mots face à l’empressement canadien de répondre aux exigences de Donald Trump: «J'ai l'impression qu'on a cédé, qu'on fait de l’aplaventrisme pour essayer de gagner ses faveurs. Les intimidateurs, on ne peut pas gagner en étant modéré ou trop diplomate. On ne peut pas apaiser Donald Trump.» Le simple fait que Justin Trudeau se soit rendu aussi rapidement à Mar-a-Lago rencontrer le président élu, «ça ressemble un peu à la cour du roi où tout le monde passe par là pour faire le baisemain et garder les faveurs du chef», image-t-il.

Christian Deblock souligne que le nouvel homme fort, même s’il n’est pas encore entré à la Maison-Blanche, «a toujours fonctionné comme ça, c’est-à-dire qu’il joue la pression au départ pour faire peur au partenaire et ensuite s’ajuste. C’est un argument de négociation, un rapport de force que Trump cherche à établir avec le Canada, comme il l’a toujours fait d'ailleurs».

«C'est une façon de faire des demandes qui sont manifestement exagérées ou maximalistes pour faire bouger le Canada, fait valoir de son côté Pierre Martin. Mais c'est sur des enjeux où on ne peut pas facilement mesurer le résultat. Parce que, que ce soit pour les migrants illégaux ou pour des substances illégales, comment peut-on savoir si la demande a eu un résultat ou pas? Oui, ce sont des choses qu'on va pouvoir mesurer à très long terme sur un certain nombre d'indicateurs», mais il sera difficile pour quiconque de brandir un résultat qui justifierait la levée des tarifs.

S'allier avec le Mexique

Pourtant, dit Charles-Philippe David, il aurait été possible de résister: «La manière de se tenir debout, ça aurait été de s'allier avec le Mexique et de dire, on est deux partenaires sur trois là-dedans qui vous disent: on ne peut pas prendre cette voie-là, on va se ruiner tous les trois. Mais ça, ça aurait pris des couilles.» Il déplore que les politiciens canadiens, incluant le premier ministre ontarien Doug Ford, aient jeté le Mexique sous l’autobus: «C'est grave, parce que c'est quand même une défection. Et qui en profite? Ben oui, celui qui perçoit tout ça comme un jeu à somme nulle.»

«Je crois que nous aurions été beaucoup mieux de faire front commun avec le Mexique et de dire: très bien, dans ce jeu à somme nulle, si vous décidez que vous imposez une taxe douanière supplémentaire, sachez que la moitié de vos produits agricoles, sachez que la moitié de vos produits automobiles dans le secteur surtout des ‘pickups’, vous allez avoir devoir payer une surtaxe qu'on va vous imposer dans ces deux domaines-là. Vous allez voir que les consommateurs américains ne seront pas contents du tout – et je n'ai même pas parlé de pétrole ni de gaz naturel.»

Les trois chercheurs s’attendent à voir exactement les mêmes tactiques d’intimidation quand viendra le temps de discuter des obligations financières du Canada auprès de l’OTAN ou de revoir l’ACEUM (Accord de libre-échange Canada-États-Unis-Mexique). Et aucun d’entre eux ne s’étonne de voir Donald Trump se moquer de Justin Trudeau en le qualifiant de gouverneur du 51e État américain.

Invitation à escalader l'intimidation

Dans une publication de l’Université York, il y a une semaine, le professeur Ilan Kapoor, spécialiste de la théorie psychoanalytique en politique et son collègue politologue de l’Université Saint-Mary’s Gavin Fridell, écrivaient que «pour le Canada, il est improbable que d’apaiser Donald Trump ou trahir le Mexique aura un effet sur le président élu. Au contraire, ces efforts pourraient bien être vus comme étant la preuve que plus d’intimidation sera de mise pour extraire encore davantage de concessions. Les récentes provocations de M. Trump à l’endroit de M. Trudeau prouvent, en fait, que l’escalade de l’intimidation sera une tactique présidentielle constante dans les mois et les années à venir.»

«Le propre du bully ou de de l'intimidateur, c'est de détecter la faiblesse de son vis-à-vis. Et il est clair qu'en ce moment, Justin Trudeau est affaibli et qu’il est dans une situation politique extraordinairement précaire. Trump sent cette vulnérabilité-là et il va l'exploiter», note Pierre Martin. «La meilleure chose qu'on peut faire dans une situation comme ça, c'est juste de laisser couler, de ne pas s'énerver avec ça là. Plus on se sent offusqué et surtout qu'on projette cette indignation-là et on l'exprime, pour lui, c'est une sorte de récompense de provoquer, susciter l’indignation chez ses vis-à-vis canadiens. Si on laisse tomber, si on n’en parle pas, ça n’a pas d'effet.»

«Un intimidateur-né, avéré»

«C'est dans l'ADN de Donald Trump, renchérit Charles-Philippe David. Il est comme ça et il a été comme ça durant les primaires républicaines de 2016 et il l’est encore à ce jour. C'est un intimidateur-né, avéré. Évidemment, nous on le prend personnellement parce que c'est notre premier ministre, mais il est pareil avec tant d'autres.»

Pour Christian Deblock, ces moqueries du Canada et de son premier ministre, «ça fait partie de la provocation. C'est une provocation gratuite, mais c'est une provocation quand même pour énerver le gouvernement. Mais vous remarquez qu'il n’y a personne qui a répondu. C'est aussi bien d'ailleurs.»

En fait, ce ne sont que les médias qui en parlent, note avec amusement Pierre Martin: «Le fait que vous en parliez –comme journaliste évidemment c'est votre boulot – mais vous tombez dans son jeu.»

Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne

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