Des réfugiés LGBTQ+ sont coincés au Kenya, où ils sont souvent ostracisés
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Par La Presse Canadienne, 2024
NAIROBI — Dans un quartier défavorisé de la banlieue de Nairobi, sept personnes se réunissent dans une maison climatisée autour d’une table pour un ragoût ougandais matoké de bananes plantain et sauce aux arachides.
Comme de nombreux Ougandais, la plupart d’entre eux portent des bracelets de perles avec le drapeau du Kenya ou de leur Ouganda natal. Mais Anne, qui a demandé que son vrai nom ne soit pas publié pour protéger leur sécurité à tous, porte un bracelet avec le drapeau du Canada.
Anne, qui utilise des pronoms neutres, tente d’atteindre le Canada depuis plus de six ans. Un groupe de parrainage privé de Vancouver est prêt à l'aider, avec ses deux enfants, à se réinstaller, mais depuis 2018, le Kenya refuse de leur accorder l’entrevue requise pour obtenir le statut de réfugié.
La Presse Canadienne s’est rendue au Kenya dans le cadre d’une série de reportages d’enquête sur le recul mondial des droits des personnes LGBTQ+ et ses conséquences pour le Canada, notamment les difficultés croissantes auxquelles les Canadiens sont confrontés pour réinstaller des réfugiés de ces communautés.
On a ainsi appris que le gouvernement kényan a presque suspendu les approbations de permis de sortie et de statut de réfugié pour les personnes qui réclament l'asile en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Le gouvernement kényan ne considère pas ces motifs légitimes pour demander le statut de réfugié.
«C'est stressant, quand on ne sait pas combien de temps on va attendre», avoue Anne à La Presse Canadienne. Anne, qui a quitté l'Ouganda il y a des années, dirige maintenant «Rainbow Family Support and Advocacy-Africa», une organisation qui aide les réfugiés LGBTQ+ avec enfants à Nairobi.
Son siège social est une maison qui comprend un bureau et un espace atelier, mais aussi une salle de jeux et des chambres avec des lits superposés pour les familles qui ont été expulsées en raison de leur appartenance à la communauté LGBTQ+. Des dessins de couples de même sexe avec enfants ornent les murs, et l'escalier est peint du drapeau arc-en-ciel.
L'organisme propose des ateliers pour aider ses usagers à s'y retrouver dans la bureaucratie et à répondre aux questions auxquelles leurs enfants sont confrontés à l'école.
Les petits camarades de classe des enfants d'Anne leur demandent souvent pourquoi ils ont quitté l'Ouganda, un pays qui n'est pourtant pas en guerre. De nombreux Kényans croient en effet que les Ougandais s’installent au Kenya parce qu'ils sont homosexuels. «Ils posaient des questions intimes aux enfants, comme: 'Est-ce que tu vois ta mère avec un homme ou avec une femme ?'», a déclaré Anne. «C’était terrible. Mais on a survécu.»
Les gais tenus responsables de la sécheresse
Les responsables canadiens affirment qu’ils font appel à une diplomatie délicate pour tenter de résoudre des revendications comme celle d’Anne, ainsi que celles de milliers d’autres personnes LGBTQ+ qui vivent dans l’incertitude dans des camps de réfugiés et des maisons d’hébergement au Kenya.
Ibrahim Kazibwe, qui dirige une autre maison d’hébergement à l’autre bout de Nairobi, soutient que cette situation est devenue désespérée dans la capitale kényane ainsi que dans des camps de réfugiés éloignés. M. Kazibwe a fui son Ouganda natal il y a dix ans. Il a d’abord vécu quatre ans dans le vaste camp de réfugiés de Kakuma, une étendue aride qui abrite près de 300 000 personnes venues de toute l’Afrique de l’Est.
Il raconte que les personnes LGBTQ+ étaient régulièrement battues dans les petites échoppes du camp de réfugiés ou lorsqu'elles se promenaient la nuit, y compris par des habitants locaux. Une organisation locale l'a embauché comme enseignant, mais l'a licencié lorsqu'un élève lui a demandé s'il était gai.
Le camp se trouve sur le territoire de la tribu Turkana, et M. Kazibwe raconte, comme d'autres réfugiés, que les habitants leur avaient dit que la présence d'homosexuels dans leur région avait provoqué des sécheresses. Il se souvient aussi que la police a interrompu une fête pour les personnes LGBTQ+ que le camp avait autorisée et qu'elle a arrêté une poignée d'organisateurs. Un policier a demandé à M. Kazibwe si ses parents avaient honte de lui et l'a battu avec une matraque.
La situation est devenue si dangereuse que M. Kazibwe a fait partie des 214 réfugiés LGBTQ+ dont l'ONU a confirmé l'évacuation vers Nairobi pour des raisons de sécurité en 2018.
À Nairobi, M. Kazibwe a fondé la «Community Empowerment and Self-Support Organization», un refuge et un centre de ressources qui soutiennent les réfugiés LGBTQ+ comme lui. La maison en stuc est entourée d'une haute clôture, de grands arbres fruitiers et de symboles peints qui n'ont aucun rapport avec les questions LGBTQ+. C'est une oasis de calme sur un chemin de terre non loin d'une rue commerçante animée. Elle dispose de huit lits, bien que d'autres dorment sur des canapés lorsque la maison est surpeuplée.
Au cours d'une entrevue, une femme transgenre portant une longue robe fluide avec des mèches de poils sur le visage marche vers la cuisine. M. Kazibwe a essayé en vain de lui apprendre à s'habiller, à marcher et à parler d'une manière que la plupart des gens ne l'identifieront pas comme étant LGBTQ+.
Il a pour politique que personne ne peut sortir de la maison sécurisée s'il a l'air androgyne ou visiblement queer. Les rares fois où quelqu'un l'a fait, les voisins l'ont confronté.
«Je dois m'assurer qu'ils ne sortent pas, dit-il en montrant la petite cour fermée. «Essayez simplement d'imaginer la vie de quelqu'un, enfermé dans les limites de cette porte pour une période indéterminée». Ibrahim Kazibwe s'identifie également comme une femme transgenre, mais il a conservé une apparence et des pronoms masculins afin de se déplacer en toute sécurité.
«Vous portez le fardeau de trouver chaque jour comment vous camoufler pour pouvoir marcher, pour que la communauté ne vous identifie peut-être pas différemment», a-t-il déclaré, en montrant sa barbe de trois jours.
Il a initialement ouvert sa maison sécurisée à Ongata Rongai, une ville où de nombreux groupes, cliniques et églises LGBTQ+ étaient basés. C'était jusqu'à ce que les habitants en aient eu vent et commencent à frapper les homosexuels dans les rues. Il a alors déplacé la maison sécurisée sur son site actuel en 2020, de l'autre côté de Nairobi.
Violences dans les camps de réfugiés
Entre-temps, les contacts que M. Kazibwe conserve dans le camp de Kakuma lui signalent des agressions presque tous les mois. Il s'attend à ce que les autorités procèdent à une autre évacuation massive de personnes LGBTQ+ vers Nairobi, similaire à son périple de 2018.
Les autorités dispersent les minorités sexuelles et de genre dans le camp pour éviter d’attirer l’attention, mais un groupe appelé «Free Block 13» en a regroupé des dizaines dans un secteur, affirmant qu’ils peuvent essayer de se protéger mutuellement. Le groupe publie régulièrement sur les réseaux sociaux des photos de ce qu’il considère comme des violences homophobes dans le camp, comme des structures incendiées et des personnes blessées.
Le gouvernement kényan a rejeté la demande de La Presse Canadienne de visiter le camp de Kakuma lors de son séjour au Kenya en juillet dernier, invoquant «la situation sécuritaire dans le camp et dans le pays». À l’époque, le Kenya était secoué par des manifestations de grande ampleur contre un projet de loi de finances du gouvernement et par des troubles ethniques sans rapport avec le camp de Kakuma.
Le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR) affirme qu’il forme le personnel de sécurité sur la manière de protéger les réfugiés LGBTQ+ et qu’il relocalise les personnes au sein du camp si elles ne sont pas en sécurité dans un secteur.
«En réponse aux rapports d'incidents de sécurité impliquant des réfugiés (LGBTQ+) à Kakuma, les patrouilles de police et la présence de bénévoles communautaires ont été renforcées là où c'était nécessaire pour aider à atténuer les risques, y compris dans le secteur où vivent un certain nombre de ces réfugiés», a écrit l'agence dans un communiqué.
«Le HCR fournit des conseils individuels aux réfugiés (LGBTQ+) sur le cadre juridique au Kenya et le contexte socioculturel général dans les camps et autres zones d'accueil de réfugiés, pour aider à atténuer le risque d'incidents de sécurité.»
«Nulle part en sécurité»
Pourtant, les réfugiés à travers le Kenya disent qu'ils sont pris pour cible dans tout le pays. «Il n'y a aucun endroit sûr ici», a déclaré un réfugié qui se fait appeler Paul parce qu'il ne voulait pas que son nom soit publié pour des raisons de sécurité. «C'est en quelque sorte pire ici que ce que j'ai vu dans une vraie guerre.»
Paul fait partie d'un trio d'hommes homosexuels de la République démocratique du Congo qui ont quitté ce pays après que la guerre civile les a transformés en personnes déplacées à l'intérieur des frontières.
Dans les camps au Congo, ils étaient scrutés par leurs concitoyens parce qu'ils n'avaient pas de petite amie et qu'ils se comportaient de manière efféminée.
L'ami de Paul, Stéphane, qui a également demandé que son vrai nom ne soit pas publié pour des raisons de sécurité, a été violemment battu lorsque les gens du camp ont appris qu'il avait été surpris en train d'embrasser un autre garçon dans la forêt, des années avant que des violences n'éclatent dans son village.
Les trois hommes partagent désormais un appartement en banlieue de Nairobi, dépendant en grande partie des revenus de Paul provenant d'un travail de traduction qu'il fait sur son ordinateur portable. Ils sortent rarement, chacun souffrant de problèmes de vision qu'ils attribuent à une faible exposition au soleil.
Les trois sont au début du processus de réinstallation à Ottawa, un endroit où ils pourraient s'épanouir en tant que jeunes hommes bilingues dans la vingtaine. Mais ils savent tous que le gouvernement kényan pourrait les empêcher de partir.
«Tout ce que nous voulons, c'est travailler dur, vivre en sécurité et ne déranger personne, laisse tomber Stéphane. Pourquoi nous détestent-ils autant?»
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Cet article fait partie d’une série de huit reportages d'enquête sur le recul des droits des personnes LGBTQ+ en Afrique, et sur les conséquences pour le Canada en tant que pays doté d’une politique étrangère ouvertement féministe, qui accorde la priorité à l’égalité des genres et à la dignité des personnes. Ces reportages au Ghana, au Cameroun et au Kenya ont été réalisés grâce au soutien financier de la bourse R. James Travers pour correspondants étrangers.
Dylan Robertson, La Presse Canadienne